Introduction à la connaissance de l'espace anthropo-historique « Maghrebin1 »

Comment traiter la question de l’Evolution et du rôle de l'Islam en Algérie indépendante ? Pourquoi en Algérie et pas dans l’ensemble du Maghreb désuni politiquement et parfaitement uni quand il s’agit des fondements les plus durables et des facteurs les plus déterminants qui commandent l’histoire de ce vaste espace anthropo-historique comme je préfère l’appeler. Depuis les indépendances, les Partis-Etats ont forcé la dose idéologique pour séparer et diviser l’inséparable et l’indivisible. Ils ont laissé croire aux peuples unis dans un même destin historique, une même situation écologique et stratégique, qu’ils allaient construire comme en Europe des Etats-Nations spécifiques en manipulant avec une outrageante démagogie, deux leviers puissants des constructions identitaires : la langue et la religion. Il se trouve que la langue, c’est l’arabe élue par Dieu pour parler aux hommes, fixer Ses Volontés pour l’ultime fois dans la vie terrestre et la Vie éternelle ; et la religion, c’est l’islam. Je précise que ce rappel du credo islamique fondateur n’est pas un simple énoncé de la foi religieuse ; il structure l’épistémè du sujet croyant, c’est-à-dire l’usage discursif d’une raison conditionnée elle-même par le postulat invariant de la foi : le Coran que nous lisons, interprétons, récitons rituellement est la Parole même de Dieu articulée en langue arabe. Depuis que le calife al-Qâdir a arrêté en 1017 le débat sur la question centrale du Coran créé et du Coran incréé, la profession de foi hanbalite confirmé par de grands noms comme Ibn Taymiyya, rigidifiée et appauvrie intellectuellement au 18e siècle par Muhammad ‘Abd-al-Wahhâb n’a été revisitée par aucun théologien musulman tant soit peu initié aux acquits incontournables des sciences de l’homme et de la société.

 

C’est cette dernière version tardive et populaire, coupée des débats pluriels de la pensée islamique clas -sique, qui a été étendue à tout le monde musulman après 1945. Les discours nationalistes maghrébins n’y ont pas cédé totalement dans les années 1950-60 ; jusqu’en 1970, le Nassérisme et le ba‘thisme syro-irakien ont minorisé la référence à l’islam orthodoxe en privilégiant l’invocation du patrimoine intellectuel et culturel arabo-islamique – le fameux Turâth démesurément gonflé avec de véhémentes envolés apologético-idéologiques – par rapport au credo théologique ash‘arite et hanbalite. Quand la Révolution dite islamique fait irruption dans la scène géopolitique en 1979, elle balaye les rêveries de la révolution arabe socialiste et rouvre la sourde et vieille rivalité entre la légitimité sunnite et la légitimité shî‘ite ; quand W. Bush envahit l’Irak, élimine Saddam Hussein longtemps soutenu par l’Occident comme rempart contre l’islam des Mollah, les Partis Etats du monde arabe s’agrippent plus que jamais à un islam dit modéré que le président Obama vient de promouvoir comme un partenaire incontournable contre l’islamisme terroriste dont la genèse historico-politique est inséparable des stratégies d’intervention dans la sphère irano-turco-arabo-islamique depuis la création de l’Etat d’Israël.

Comment l’Algérie a traversé ce raccourci historique ? Quels ont été ses choix à court et long terme face à la Révolution arabe socialiste, puis à l’irruption inattendue de la Révolution iranienne sous la bannière de l’islam imamien ? Le président Bouteflika est l’acteur algérien qui a exercé les plus hautes fonctions dans les deux grandes phases idéologiques de la construction de l’Etat, de la nation et de la société civile algérienne. Les trois organes ainsi nommés ont un statut juridique et une substance historique précise. On sait comment le discours officiel du Parti-unique les a, comme partout ailleurs, enfouis et vidés de contenu positif, avec la manipulation systématique de ce qui est devenu le dangereux concept de Sha‘b. Min al-sha‘b ilâ-l-Sha‘b, du peuple au peuple, continue-t-on de marteler dans le monde arabe dans le cadre idéologique révolutionnaire emprunté aux démocraties populaires. En Algérie, Boumediene a collectivisé les terres, fonctionnarisé les paysans des vieilles terres de culture méditerranéenne autant que les nomades pasteurs de la civilisation du désert. On se souvient de la campagne idéologique pour la construction en parpaings de ciment, même dans le Mzab et à Tamanrasset, des 1000 villages socialistes. Certes, il y avait dans ces villages de l’eau courante, de l’électricité et des routes carrossables ; mais il y avait aussi le transistor et très vite la télévision qui vont substituer aux codes culturels populaires millénaires des sociétés paysannes et pastorales, les rêveries dangereuses et les oppressions des régimes démocratiques et populaires dont l’effondrement soudain en 1989 – 10 ans après le décès de Boumediene – va plonger l’Algérie dans un vide idéologique encore mal ou pas du tout analysé.

C’est dans ce gouffre que vont se précipiter les générations grandies dans la grande illusion collectivis -te d’essence athée et liberticide, bien que rattachée dans un discours non moins vidé de toute substance historique et doctrinale critique, sur l’identité arabo-islamique de l’Algérie. Avec la révolution arabe socialiste, on a pourchassé, voire éradiqué l’islam du maraboutisme allié du colonialisme et des zawiyyas obscurantistes. On a encouragé l’islam des lumières « socialistes » avec l’institution du fameux Séminaire annuel de la pensée islamique. J’ai essayé en vain de lancer un de mes étudiants à la Sorbonne sur une grande thè -se qui déconstruirait les divers niveaux de discours qui circulaient, s’affrontaient, s’entrecroisaient avec parfois des atmosphères de procès inquisitoriaux. En 1987, j’ai été moi-même victime d’un de ces procès d’ex- communication (takfîr) pour avoir écrit en français le Coran est un discours de structure mythique. Des activistes zélés ont fait lire cette proposition dans une traduction arabe fautive à Muhammad al-Ghazali, alors gardien officiel de l’orthodoxie islamique en tant que conseiller du président Benjedid et directeur du Conseil scientifique de l’Université Ben Badis conçue comme l’homologue de l’Université Zitouna à Tunis ou Qarawiyyin à Fès. Pour qui connaît la formation, le militantisme dogmatique, les thèses rigides de Muhammad al-Ghazâlî qui a refusé la sépulture islamique au grand écrivain Kateb Yacine, la seule idée de lui confier la direction scientifique d’une Université construite à grands frais dans les premières années de l’in –dépend -ance, permet de mesurer ce que j’appelle depuis l’ignorance institutionnalisée par la politique de recherche et d’enseignement du Parti-Etat. Il ne manquait pas alors en Algérie de citoyens éclairés, formés à la recherche scientifique la plus avancée dans l’histoire comparée des religions et pas seulement de l’islam. Entre 1971 et 1987, j’ai fréquenté chaque année ce Séminaire devenu un laboratoire social et idéologi- que où se dessinaient souterrainement ou explicitement tous les dangers qui allaient éprouver dans les noi- res années 90, la société algérienne fragilisée et surtout frustrée dans ses attentes murmurées et ses espéran -ces de plus en plus refoulées pendant trois décennies. Aux voies qui s’autorisent à murmurer dans les con -versations courantes, doivent être ajoutées celles plus nombreuses réduites au silence permanent pour diverses raisons. On évoquera aussi la place des mémoires individuelles et collectives qui perpétuaient encore des lambeaux de souvenirs, de conduites d’honneur, de dignité et de valeurs, de solidarités organiques sur lesquels reposait l’ordre social et moral de l’Algérie algérienne des années 1930-50. Ces mémoires et leurs témoignages précieux ont commencé à se raréfier dès les années de guerre de libération ; des assassinats po -litiques on effacé par la violence politique des pans constitutifs de la diversité des capitaux symboliques de l’Algérie algérienne. Ce nettoyage ethnoculturel et symbolique se retrouve dans toutes les soi-disant révolutions politiques dans l’anthropo-histoire des sociétés humaines. Son caractère irréversible affecte partout négativement l’histoire des hommes en société.

Plus on nettoie, plus on élargit les vides que les « chefs historiques » survivants rempliront à la hâte avec des gloires, des célébrations, des monuments, des liturgies, des Turâth imaginés, des récits refondateurs ; le tout ressassé au peuples dans les discours et les médias officiels, dans les discours scolaires dès l’école pri -maire plus efficacement encore dans l’espace sacré des nombreuses mosquées. Car les mosquées se sont très vite multipliées partout pour fournir des espaces inviolables à des prédicateurs de toutes tendances et de niveaux. C’est là que l’islam est pris en otage par les militants radicaux et que le sacré se démonétise pour légitimer toutes les formes de violence politique. Cette alchimie socio-politico-religieuse n’est pas clai -rement perçue par la grande majorité des croyants qui continuent à fréquenter les mosquées avec une naï-ve crédulité. Les explications fournies par les sciences sociales n’atteignent pas cette partie majoritaire de la société ; pas même les jeunes scolarisés et les étudiants en sciences exactes. Le Parti-Etat ne reconnaîtra ja -mais ses responsabilités dans la subversion simultanée des légitimités attachées au religieux et au politique. Il est contraint d’entrer en surenchère mimétique avec les islamistes radicaux en réactivant à grand renforts de subventions les zawiyas et l’islam « maraboutique » qu’il avait combattu quand il exerçait le monopole absolu d’exercice de la violence légale. Voilà l’islam trituré, manipulé, idéologisé à outrance et cependant toujours récupéré, revalidé par quelles voix, quels acteurs sociaux, quelles « élites » ?

Le dernier recours est celui de la Réforme, l’inévitable islâh vigoureusement défini, pratiqué dans des ouvrages classiques comme le Qût al-qulûb d’Abû Tâlib al-Makkî (m. 998) longuement repris par Ghazâlî (m.1111) dans Ihyâ ‘Ulûm al-dîn, rejeté par les Malékites d’Andalousie et du Maghreb. De nombreux noms jalonnent le long parcours de l’islâh. Une certaine ouverture à la raison pragmatique s’annonce avec Jamâl al-dîn al-Afghânî et surtout Muhammad ‘Abdu (m. 1905). Viennent ensuite Hasan al-Bannâ fondateur des Frères musulmans, eux-mêmes continués et radicalisé à la fois par les islamistes subversifs. Une ligne plus adroitement présentée en Europe avec des concessions stratégiques à une modernité forme est défendue par Tariq Ramadan, petit-fils d’al-Banna2. Il y a plusieurs noms à citer dans l’espace maghrébin ; mais les différentes approches d’auteurs de formations et d’horizons variées, ne touchent guère aux chantiers rarement visités liés à la question centrale du Statut cognitif de la « Révélation » dans les trois versions du monothéisme3.

Les divers réformismes ne s’intéressent pas non plus aux problèmes posés par ce que j’appelle les mythoidéologies contemporaines qui ignorent les fonctions et les problèmes posés de la vaste littérature mythohistorique produites durant les six premiers siècles de l’Hégire. Cette vaste littérature a construit et véhiculé les systèmes islamiques de croyance et de non-croyances qui sont encore la référence obligée de toute expression « orthodoxe » de la foi sunnite, shî‘ite, ou autres schismes survivants. Ces systèmes sont des ramifications théo -logico-juridiques du système initial mis en place déjà dans le Coran à son stade historique de discours pro- phétique oral. La Parole de Dieu qui se définit progressivement dans ce discours durant 20 ans n’a ni le même statut linguistique, ni les mêmes contenus doctrinaux que construiront les exégètes, les théologiens, les juristes, les corpus de hadîth, les professions de foi sur la bas du texte donné à lire dans le Corpus Officiel Clos.

Cette distinction capitale et fondatrice d’une nouvelle signification et compréhension de la nature et des fonctions changeantes de toute croyance religieuse, y compris bien sûr la croyance islamique. J’ajoute que je suis le premier à avoir introduit cette connaissance historique critique de la foi dans le domaine isla -mique. A ce jour, aucun auteur musulman ou non musulman, ne l’a reprise soit pour en débattre, soit pour la confirmer et la diffuser. En France où une nouvelle querelle du voile vient de rebondir à propos de la borqa, beaucoup de français non musulmans entrent dans la croyance courante selon laquelle, c’est le seul Coran qui doit trancher la question. Que dit exactement le Coran sur le voile demandaient les gestionnaires du culte musulman au ministère de l’intérieur ? Que dit-il sur la borqa, renchérissent les experts invités sur les plateaux de télévision ? Mystification généralisée des musulmans par leur propre ignorance diffusée co- mme connaissance transcendantale dans tous les médias et surtout les avis « autorisés » fatwas des gestionnaires les plus influents sur les ondes, et même des chaires d’Universités. On proroge ainsi la fiction d’un Coran scrupuleusement consulté par des exégètes respectueux de la Parole de Dieu ; et les défenseurs les plus zélés des valeurs républicaines déclarent solennellement que s’il est établi par les « autorités officielles » que le Coran prescrit le voile ou même la borqa aux femmes pour se rapprocher de leur créateur, la Loi républicaine garantira l’expression d’une foi ainsi confirmée !!!

Il y a longtemps que ce désordre sémantique, ce piétinement de la raison critique, ce mépris profond de la chose religieuse chez les Maîtres de la modernité, et les forces aliénantes d’une foi obscurantiste chez les dangereux dévots se sont imposés comme exercice constant de la violence « légale » au stade des Etats coloniaux comme à celui des Etats postcoloniaux du côté des monarchies constitutionnelles plus indugen- tes encore et « respectueuses » de la foi des autres que le radicalisme républicain laïciste français. Je peux témoigner ici avec des exemples et des expériences vécus que tous les Etats, les démocraties les plus avancées d’Occident et plus scandaleusement encore quant au mépris de la raison critique, les Partis-Etats en terre d’islam, ont cyniquement refusé la politique de « sortie didactique » des religions manipulées en premier lieu par tous les régimes politiques de tous les temps ! En islam naissant, la première rupture de nature socio-anthropologique et d’essence politique a lieu entre 656-661 avec la Grande querelle suivie de la prise de pouvoir par Mu‘âwiya. Suivront les nombreuses ruptures successives de la longue période abbasside, des Empires Ottoman, Safavide et Moghol, de la soi-disant réforme de Muhammad ‘Abd al-Wahhâb pour aboutir aux désastres en cours depuis les années 1960.

Ce que j’appelle ici les ruptures ne renvoient nullement à la reprise ou à l’habilitation du Réformisme salafî – le fameux Islâh – rituellement invoqué depuis l’Ihyâ de Ghazâlî, mais jamais libéré du principe antihistorique qui consiste à attendre dans le présent de chaque génération que revienne dans sa pureté première le Moment Inaugurateur de la « religion vraie ». Seul Muhammad ‘Abdou m. 1905) a esquissé un timide mouvement de sortie de la clôture mythoidéologique où errent encore les partisans de l’islâh fortement connoté il est vrai par le concept juridique de l’utilité publique (maslaha ‘amma). Les pas positifs accomplis par ‘Abdou ont connu une courte durée, car de faux disciplines ont passé sous silence et voué à l’oubli des ouvertures pragmatiques non négligeables à l’historicité des normes et valeurs religieuses.

La « sortie didactique » que j’invoque est bien plus ambitieuse que celle de ‘Abdou ; elle prend en charge toute l’histoire de la confrontation dans l’espace méditerranéen entre raison religieuse et raison philosophique inaugurée dans les récits bibliques et la dialectique du Logos et du Muthos dans la pensée grecque depuis les 5e-4e siècles avant l’ère courante. Ce parcours s’amplifie devant nous dans la première décennie du 3e millénaire de l’ère courante. Paradoxalement, on peut relever aujourd’hui dans beaucoup de débats entre et à propos de la polarisation mythoidéologique « Islam versus Occident » bien plus de passions, d’émo -tions, de violence incontrôlée et beaucoup moins de Logos et de Muthos au noble sens de la période hellénique et médiévale que dans ces temps lointains de la conscience naïve. La naïveté fraîche, rassurante, admi -rable de l’enfant qui découvre avec ravissement les beautés de la vie. Aujourd’hui, la conscience naïve disparaît tôt chez l’enfant ; elle subsiste chez ceux qu’on appelle les justes, les témoins d’une spiritualité de plus en plus ritualisée et mise à nu. Alors triomphe l’arrogance de l’individu citoyen, croyant face au laïc athée déclaré, ou indifférent à toute expression religieuse, à la fois protégé par l’Etat de droit et donneur de leçons à ce même Etat qui absout bien des conduites irresponsables et coupables. Cela laisse peu de place, peu d’occasions, peu de recours au travail de « sortie didactique » des arbitraires, des ignorances, des violences légales, des échecs et des impensables accumulés par des défis et des crises successives à l’échelle mondiale.

La sortie didactique hors de l’islamisme radical.

Dans de nombreux écrits et conférences prononcées à travers le monde, j’ai abordé beaucoup d’exem ples précis qui sont, en fait, autant de chantiers de recherches pour plusieurs générations. Le tout s’inscrit dans une discipline que j’ai nommée l’islamologie appliquée et lancée dès 1973 en rapport avec les premières manifestations en Algérie indépendante, du retour à cette pureté première de l’islam naissant à Médine. C’est le Modèle mythoidéologique de La Cité Idéale de Médine au Temps du Prophète. On a employé le ter- me Asâla, qui connote les Origines, les Racines, les Sources (Usûl) de la « religion vraie » définie dans le Coran et clarifiée par les dits du Prophète. Jacques Berque a écrit des pages ampoulées sur « la montée vers les bases » d’une Algérie enfin libre de réactiver sa Véritable Identité. Il saluait ainsi en Algérie une démarche fondamentaliste ahistorique de l’esprit tandis que son collègue Michel Foucault au collège de France stigm -atisait une histoire de la pensée prisonnière de « la thématique historico-transcendantale ». J’avais alors souligné les enseignements de cette concomitance de deux postures devant la lecture de l’histoire des hommes en islam d’un côté, en Occident de l’autre.

Au même moment à la Sorbonne, j’enseignais à mes étudiants doctorants et agrégatifs, la nécessité de relire toute la littérature mi-historique, mi-hagiographique rédigée dans les cinq premiers siècles de l’Hégire sur la vie (Sîra) de Muhammad, de ‘Alî ibn abi Tâlib, du martyr Hussein, des 4 califes dits « orthodoxes » et de plusieurs Compagnons comme Ibn ‘Abbâs chez les Sunnites ; des 12 Imâms chez les Shî‘ites imâmiens, des 7 Imâms ismaéliens prolongés jusqu’à Karim Aga Khan d’aujourd’hui. Cette production est prolongée jusqu’au 19e siècle par de biographies hagiographiques de saints locaux. Cette relecture déconstructive à l’instar de la déconstruction de la métaphysique classique en histoire de la philosophie, est loin d’être faite, puisque l’islam fondamendaliste continue de citer abondamment les « textes » de la foi orthodoxe pour sacraliser des pratiques, des conduites et des interprétations bien plus liées aux contraintes idéologiques voulues par les régimes en place et les postures des mouvements d’oppositions qu’aux enseignements de l’expé -rience religieuse du divin. Parce que l’idée d’une sortie didactique critique de ces confusions dangereuses demeure rejetée dans le domaine de l’interdit, donc dans l’impensable, le dogme d’un islam indissociablement religion, politique et monde de la vie quotidienne (=Dîn, Dawla, Dunyâ, les trois D) s’oppose frontalement dans tous les champs citoyens, y compris en Europe/Occident, au principe de la séparation entre les sphè res des Eglises/Mosquées/Synagogues/Temples comme institutions d’essence politique et les sphères des Etats laïcs. A propos de cette opposition rigidifiée, dogmatisée par les guerres récurrentes depuis 1945 en- tre Islam versus Occident, la sortie didactique propose une autre stratégie cognitive d’intervention que celle des ripostes punitives et prohibitives du plus puissant au plus faible, du dominant et du dominé, du moderne libéré aux sous-développés englués dans des imaginaires archaïques.

Chaque société construit ses Figures Symboliques Idéalisées, sanctifiées, sacralisées pour servir d’inst- ances intouchables de l’autorité morale et spirituelle. En contextes islamiques contemporains, les « chefs historiques » qui ont contribué aux guerres de libération coloniale sont venus s’ajouter aux Figures intouchables du passé. Mais les faux héros artificiellement construits dans la période coloniale sont déjà démasqués par les opinions publiques ; ils appartiennent à ce que j’ai appelé les constructions mythoidéologiques contemporaines. En France, la République du président en exercice est en train d’offrir aux citoyens désemparés un Mémorial Charles de Gaulle pour service d’instance de ressourcement de l’action civique et de la vie politique… Voilà un exemple de stratégie cognitive de sortie des mêmes bricolages banalisés de régimes de vérité, de légitimité, de valorisation éthique et spirituelle immédiatement démasqués grâce à l’acquisition des outils d’analyse linguistique, historique, anthropologique des constructions sociales de la réalité, de la vérité, des valeurs, des légitimités. L’anthropologue Maurice Godelier a décrit depuis longtemps les processus conduisant à La production des grands hommes dans les sociétés premières. Je préfère parler des Figures symboliques Idéalisées pour inclure et comparer les Figures des sociétés premières, des sociétés monothéistes qui sanctifient et sacralisent, des religions asiatiques et africaines, et enfin des sociétés démocratiques laïques ou séculières sous le régime moderne de la vérité, de la légitimité, de la contemplation esthético-éthique des singularités de l’histoire des hommes en société.

Les Partis-Etats postcoloniaux ont choisi pour des raisons idéologiques et au mépris de toute donnée historique, sociologique et doctrinale, l’enfoncement de tout un peuple dans le fondamentalisme transcendantaliste, idéaliste, essentialiste, rêveur, voire meurtrier (guerres civiles) ; pour combattre les conséquences géopolitiques de ce choix « souverain », les démocraties avancées d’Occident légitiment les interventions punitives ou le recours à l’interdiction par la loi en brandissent les droits de l’homme et le principe de laïcité, ou de sécularisation. Dans les deux cas, il y a refus explicite par des Etats souverains d’introduire dans les systèmes éducatifs pour les jeunes génération des programmes de sortie didactique des décalages historiques entre les sociétés travaillées par la modernité depuis le 16e siècle et les sociétés maintenues dans des croyances et des représentations obsolètes d’elles-mêmes. On préfère rallumer à tous propos les feux de l’exclusion réciproque au nom de principes – droit à l’identité et à la différence d’un côté, assimilation ou intégration des éléments étrangers de l’autre – soustraits aux examens de la pensée critique. On connaît les récurrences de ces affrontements depuis l’irruption de la Révolution dite islamique en Iran. Et on aura gar- de d’oublier ou minimiser le rôle déterminant du conflit israélo-palestinien/arabe depuis près de 60 ans dans l’exaspération des demandes identitaires et de justice d’un côté, du refus radical de reconnaissance mutuelle dans la polarisation haineuse Islam versus Occident.

Dans les contextes très tendus du Maghreb contemporain, les Figures des « chefs historiques » ont dis -puté au lendemain des indépendances la priorité – mais pas la primauté – aux Figures fondatrices de l’is -lam classique relayées par les figures bien plus banales et nombreuses des islams locaux. Je peux en citer 3 ou 4 pour mon seul modeste village de Taourirt-Mimoun à Beni-Yenni (département actuel de Tizi-ouzou). Avec l’islamisme radical, il n’est plus question ni de Figures fondatrices, ni de saints locaux, ni de chefs historiques ; même le titre de Za‘ism, sorte de leader de tel parti politique est refusé à Ben Laden et à ses lieutenants. De même, les sultans ottomans ont longtemps sollicité le titre plus valorisant de Calife, ou d’Imâm. Bourguiba a gardé un certain temps le titre de Combattant suprême (Mujâhid al-akbar). Hassan II a préféré renoncer au titre vieilli et démonétisé de sultan pour choisir celui de roi rehaussé par la haute dignité des rois ou reines d’Europe devenus des instances d’une autorité symbolique propres aux monarchies constitutionnelles. Ce même titre de roi a été lui-même négatif face à celui plus légitime de calife quand Mu‘âwiya a pris le pouvoir dans les conditions de violence sociopolitique de la Grande querelle (fitna kubrâ). Ces variations de la titulature renvoient au problème central de la légitimité en contextes islamiques comme en contextes européens avant et après les révolutions anglaise, française et américaine. Ainsi, tous les Partis-Etats postcoloniaux en contextes islamiques souffrent d’un déficit de légitimité du double point de vue de la tradition islamique classique et des régimes démocratiques avancés en Europe-Amérique du Nord.

Les confusions et les heurts quotidiens des discours mythohistoriques, mythoidéologiques, médiati- ques, géopolitiques, anticoloniaux, antisionistes, antioccidentaux, fondamentalistes radicaux, économiques, etc., obstruent, faussent, voire éliminent ceux de la pensée critique, de l’analyse explicative, de la quête d’une intelligibilité minimale. Les rares ouvrages qui s’efforcent de lutter contre le désordre sémantique, les défaites multiples de la pensée interrogative, l’absence de conceptualisation des nouveaux défis de l’histoire en cours, circulent peu, ne suscitent guère de débats de société, sont inaccessibles à un grand nombre de citoyens, et d’abord à beaucoup de jeunes étudiants. Le pire est que les médias audiovisuels et désormais Internet réduisent considérablement le temps de la lecture. Ils tiennent lieu de sources d’informations jour -nalistiques ; d’instances souveraines de formation des opinions, de filtrage des idées et des débats de fond. Ils banalisent ainsi les jugements tranchés, les catégorisations les plus arbitraires tout en structurant des im -aginaires sociaux hermétiques aux raisonnements, aux analyses, aux déconstructions explicatives, aux stratégies cognitives des sciences de l’homme et de la société, à l’interrogation philosophique et de l’anthropo-histoire appliquée notamment aux sociétés sous-analysées. N’oublions pas ici surtout les obstacles insurmontables propres à tous ceux que les Algériens appellent les unijambistes (pratique d’une seule langue arabe ou français) ou pire encore, les analphabètes bilingues.

Que deviennent les droits de l’homme et la dignité humaine dans les sociétés soumises à toutes ces forces en travail et si mal maîtrisées ? Je n’ai rien dit sur les problèmes liés à la démographie entre 1960-2009 ; ils exigent de longs chapitres. La pression démographique bouleverse les cadres sociaux de la connaissance quand les besoins qu’elle crée s’additionnent au chômage, à la condition des femmes au foyer, à l’analphabétisme, à l’endoctrinement idéologique dès l’école primaire, aux dérives fondamentalistes d’une religion outrageusement ritualisée et vidée de ses fonctions éthico-spirituelles spécifiques. Toutes ces données socioculturelles, politiques et économiques ont commencé à jouer dès les années 1970 ; on sait à quel -les tragédies collectives elles ont conduit après le 11/9/2001. Je songe aux mémoires collectives disloqué es, aux générations de jeunes sans autres repères dans le passé proche et lointains, sans espérance dans un avenir meilleur tant peu visible, à l’exception bien sûr d’une minorité dorée trop occupée à consommer des plaisirs éphémères prodigués dans les sociétés du spectacle, de la facilité et de la surabondance. On notera que les jeunesses dorées sont privées tout autant de la mémoire historique, de la conscience civique, de recours à la connaissance critique que leurs homologues plus nombreuses privées des besoins vitaux.

Je sais qu’il y a naïveté à invoquer comme je le fais ici, la dignité de la condition humaine après la série de génocides dans le monde, inaugurée si je puis dire par Hitler dans une Allemagne qui a produit tant de grands esprits, penseurs, écrivains, artistes, humanistes… Que sont devenus les concepts de personne humaine, d’individu autonome, libre et responsable, de citoyen conscient des solidarités consenties dans les régimes démocratiques avancés ? Au début du 19e siècle, l’Egyptien Rifâ‘a Tahtawi envoyé à Paris à la tête d’une mission d’étude et de formation à la modernité, nous a laissé un document touchant4 d’admiration naïve pour tous les objets, les environnements, l’urbanisme, les idées, les conforts d’une société française à peine sortie elle-même des inégalités, des privations, des retards, de l’absolutisme, des dogmatismes religieux qui dominaient dans l’Ancien régime. Ce moment historique du premier regard jeté sur l’Europe par des arabo-irano-turco-musulmans va culminer dans les années 1920-24 avec Atatürk qui abolit le sultanat ottoman et instaure non sans précipitation volontariste, la République turque laïque.

A ce bref rappel historique, je dois ajouter les tiraillements idéologiques qu’ont connus les pays colonisés jusqu’aux années 1970 face d’une part à ce qu’on a appelé le « monde libre (Europe et Amérique du Nord), d’autre part, l’URSS pendant les années de la guerre froide. Entre ces deux grands a surgi le Tiers Monde très sollicité par le centralisme démocratique, le collectivisme des démocraties populaires et la lutte finale du prolétariat mondial. L’Algérie soulevée par la grande euphorie de la libération paye très cher encore ses engagements précipités dans la grande illusion qui s’effondre en 1989. Le vide qui se crée soudain avec la disparition de l’URSS va être rempli par l’autre grande mythoidéologie – le Modèle de Médine -lancée parallèlement à la Révolution socialiste arabe pour reconstruire la Nation algérienne. L’archéologie historique de cette double et tragique rêverie reste encore à écrire aussi bien par les français que par les Algérien. A ce jour cependant, ce travail n’est pas encore inscrit dans l’agenda des chercheurs, encore moins dans celui de la diplomatie des deux Etats.

La deuxième guerre civile d’Algérie décime les élites les plus indispensables au pays : par la nouvelle vague de la fuite des cerveaux et pire encore par les assassinats d’innocents, de témoins précieux des mém- oires collectives (personnes âgées hommes et femmes), de jeunes intellectuels, écrivains, journalistes, acteurs politiques patriotes et lucides… Dans leur grande majorité (je connais d’excellentes exceptions), les politologues, les sociologues, les historiens, les anthropologues, les linguistes, les psychologues algériens et plus généralement irano-arabo-turco musulmans, ne s’arrêtent pas à ces données anciennes, sans cesse réac -tivées à travers les siècles, de destins historiques tragiques. Ils demeurent trop dépendants du descriptivis -me narrativiste des maîtres qui les ont formés en Occident ; ils le sont a fortiori, des retards bien plus handicapants des maîtres arabophones unijambistes. Je m’autorise à faire cette critique sévère en pensant aux travaux accumulés en Europe depuis les années 1950 sur la psychologie, la sociologie et l’anthropologie historiques ; sur l’herméneutique philosophique et linguistique, sur l’histoire et l’anthropologie comparées des religions ; sur l’histoire réflexive des Révolutions scientifiques (voir Thomas Kuhn, Alexandre Koyré…) et politiques (François Furet, Penser la Révolution française) ; sur l’archéologie des savoirs et des mémoires collectives, la critique des régimes démocratiques les plus avancés (Marcel Gauchet…) Mes contributions sur l’histoire de la pensée islamique s’inscrivent dans ces divers chantiers depuis mon entrée à la Sorbonne en 1963. Très rares à ce jour sont les collègues enseignants qui font écho à ces travaux dans l’en -semble du monde arabe et notamment au Maghreb où le français ouvre des possibilités de renouveau, comme l’anglais pour les proche-orientaux.

On en arrive à l’expansion de mouvements politiques qui réactivent d’anciens fantasmes de Salut éter -nel où l’archaïque eschatologie islamique est en fait totalement colonisée par l’addition tragique des mensonges idéologiques des Etats collectivistes et libéraux (crise en cours), des ignorances avérées qu’inculqu -ent les Imams sans formation dans des milliers de mosquées, des ‘ulamâ engoncés dans un Magistère desséché par un conformisme séculaire confirmer une politique de traditionalisation (al-tasnîn). J’ai montré dans divers écrits et conférences comment l’islam des mosquées soutenu par les Partis-Etats jusqu’à l’in –terventions des « Afghans », est réduit aux rôles de refuge, de repaire, et/ou de tremplin selon qu’on observe les déracinés, les marginaux, les exclus entassés dans les périphéries urbaines, ou les activistes des oppositions politiques, ou les faux dévots en quête de sinécures bureaucratiques, d’enrichissement rapide ou de toutes formes de visibilité sociale.

A cette diversification des rôles et des attributs assignés à cet islam bricolé à tous les niveaux de la vie sociale, s’ajoute depuis les indépendances, l’indistinction entre les postulats de la croyance traditionnelle et les axiomes propres aux discours nationalistes de libération, puis de construction de chaque identité marquée plus fortement par les autopromotions nationalistes que par les contenus explicites d’une nation cons -ciente de son épaisseur historique, de sa richesse ou pauvreté sociologique, de ses décalages historiques, linguistiques, culturelles, juridiques, institutionnels face à ses partenaires dans le monde. J’entends par pauvreté sociologique la perte en ressources humaines diversifiées qu’ont subi les sociétés maghrébines au lendemain des indépendances : non seulement, elles ont applaudi au départ des juifs, des chrétiens, des citoyens modestes venant de toutes les îles et sociétés méditerranéennes, mais elles commencent seulement à initier une politique de protection et de retour de ses meilleurs ressortissants qui ont choisi l’émigration. Ceux qui défendent l’identité nationale ne songent pas aux apports majeurs des non musulmans au rayonnement intellectuel, culturel, scientifique des cités musulmanes médiévales. Ils sont heureux que des villes comme Alexandrie, Le Caire, Damas, Alep, Tunis, Alger, Oran soient habitées par 90 à 99 % de musulmans malikites, shâfi‘ites, wahhâbites hanbalites… L’exception du Liban et de sa capitale présente les inconvénients inverses à cause du replie sur soi de chaque communauté (tâ’ifiyya). Cela ne fut pas le cas aux heures brillantes de la Nahdha.

Ce point est capital pour la clarification des rapports entre l’Etat théoriquement responsable et légitime et l’appareil du Parti unique qui instrumentalise à son profit tous les pouvoirs, toutes les technostructures, tous les attributs et fonctions de l’institution étatique. Quand ce type d’Etat est acculé par ses échecs à tolérer d’autres partis concurrents, le pluralisme formel affiché avec insistance, demeure sous surveillance, contrôle strict et manipulations des mécanismes démocratiques. L’Iran vient de donner devant l’opinion mondiale une bien triste illustration de ce tableau que d’aucuns pourraient trouver trop noirci. Il ne s’agit pas là d’une critique bassement politicienne des Partis-Etats qui gardent jalousement le monopole de l’exercice de la violence légale, selon la définition programmatique de Max Wéber. Mon analyse s’inscrit aussi rigoureusement que possible dans le programme bien plus ambitieux et constructif d’une anthropo-histoire critique appliquée non pas à tel Etat-Nation postulé et défini par des frontières territoriales recon -nues, une histoire commune, des institutions légales, mais à cet espace géohistorique, géoéconomique et géopolitique nommé Maghreb après les indépendances. Du point de vue de l’anthropo-histoire, cette nomination soulève plusieurs débats. Objectivement conduits sans passion, ni volonté de puissance, ces débats permettraient de confirmer un tel nom sous des conditions acceptées par tous les protagonistes qui confes -sent leur appartenance à l’espace requalifié par l’anthropo-histoire critique hors de tout credo religieux, nationaliste, mythohitorique, mythoidéologique ou surtout pas épistémologique. Car l’analyse et la connaissance anthropo-historique peut avoir aussi des dérives subjectives, méthodologiques et cognitives. Ce sont là les pires dérives, car les activistes de toutes les causes difficiles savent récupérer les argumentaires réputés scientifiques. J’ai acquit cette suspicion salutaire au cours de mes recherches et écrits sur l’épisté- mologie historique de ce que j’ai appelé la raison islamique et, au-delà de celle-ci, la raison religieuse. Mon long parcours pour une Critique de la raison islamique (voir la version arabe à paraître en Septembre 2009), m’a appris que le contrôle permanent de la critique épistémologique est plus difficile à réussir que les au-tres dérapages évidents de la pensée courante. Car sous le concept prestigieux d’épistémologie, comme sous celui sacrosaint de la foi, se vendent et circulent les marchandises les plus empoisonnées attribuées à la raison.

Je résume ainsi un programme généreux, lucide, émancipateur, rétrospectif et prospectif qui a recueilli l’unanimité d’un petit groupe de Maghrébins réunis les 5-6 juin 2009 à la Bibliothèque nationale de Rabat pour honorer la mémoire du très regretté Mohammed Charfi. On sait comment celui-ci à fait vivre en tant que grand juriste enseignant et citoyen engagé dans la mise en place en Tunisie d’un système éducatif visant à la fois à sortir des impasses communes à l’espace maghrébin et à intégrer les impératifs nouveaux de la mondialisation avec les tensions éducatives des grandes crises récurrentes qui secouent les grandes puissances et écrasent les plus démunis. Je ne sais ce qu’il adviendra de cette unanimité rassurante, mais combien fragile. Car nous avions tous en tête en tant que citoyens du Maghreb « rêvé » et vivant à la fois dans les espérances et les élans informulés du Maghreb réduit au silence ou aux murmures. Il y a aussi les divers maghrebs dont les bruissements idéologiques des uns et les violences meurtrières des autres expriment les frustrations et les colères réprimées, l’absence d’une culture démocratique largement partagée, l’accumula-tion des impensables et des impensés aussi bien chez les détenteurs de divers pouvoirs que dans les bureau -craties chargées d’appliquer une législation bricolée, un droit tâtonnant et dans certains secteurs désuet (ce qu’on appelle pompeusement la Sharî‘a alors qu’il s’agit de droit positif (fiqh) datant des 4 premiers siècles de l’hégire). J’ajoute que les impensables et les impensés limitent et dévaluent considérablement les divers discours produits dans toutes les composantes des sociétés civiles là où elles commencent à se faire entendre.

Je retiendrai aussi un apport important du programme de Rabat. L’exemple de Mohammed Charfi a permis aux participants de travailler le concept déjà mentionné de Figures symboliques Idéalisées qui se construisent dans les parcours mythohistoriques propres à chaque mémoire collective et plus largement chaque société même quand elle devient une nation laïque et républicaine. On a ainsi esquissé pour la période contemporaine les Figures des marocains Mokhtar Soussi et Germain Ayache, des algériens Mostafa Lachref et l’Emir Abdelkader, du tunisien Mahmoud Messaadi. Ces figures ne remplissent pas tout à fait les conditions socio-historiques des fonctions assignées aux Figures Symboliques mythohistoriques. L’une de ces conditions est la distance temporelle qui permet la cristallisation dans les imaginaires sociaux des qualités transhistoriques, des vertus, des gloires projetées vers sur des passés lointains. Ainsi se tissent la continuité mythohistorique qui lie le présent de chaque génération à des Figures désirées, respectées, invoquées chaque fois qu’il est nécessaire de restaurer la confiance, l’espérance et l’unité de la Communauté ou de la Nation. Les chaînes de saints, de héros, de penseurs, de justes, de chefs charismatiques, de grands médiateurs qui se tissent ainsi à travers permettent à la condition humaine de dépasser les violences et les conflits qui la tirent vers le bas. J’ai signalé le Mémorial Charles de Gaulle en France ; il faut mentionner l’adhésion spontanée et mondiale à l’élection « miraculeuse » de Barak Obama : un grand peuple démocratique profondément déçu par des mensonges d’Etat exprime la juste sanction et ouvre un autre horizon d’espérance, de légitimité et d’action pour son propre avenir et pour la condition humaine, puisqu’il s’agit d’une puissance mondiale. Dans mon programme personnel d’habilitation d’une Pensée critique métamoderne dans l’espace anthropo-historique maghrébin, j’ai présenté à Rabat la Figure de l’Emir Abdelkader né en 1808 et confronté aux troupes du général Bugeaud entre 1832-47. Après l’indépendance de l’Algérie, cette Figure est double -ment sollicitée : par les Algériens eux-mêmes, bien sûr ; mais aussi par le colonisateur devenu le partenaire plus ou moins « privilégié » de l’ancienne colonie. Cette situation singulière confère à Abdelkader al-Jazâ’irî non seulement les attributs et les fonctions d’une Figure Symbolique comme Instance de référence au peu -ple algérien, mais à la puissance conquérante si elle consent du moins à relire sa propre histoire dans la perspective anthro-historique que j’applique ici à l’ensemble du Maghreb colonisé. Car après 1847, l’Emir renonce définitivement à toute fonction émirale pour retourner à sa vocation initiale de témoin spirituel dans la voie ouverte par Ibn ‘Arabî dont il a lu, médité et richement commenté les Futûhât al-makkiyya. Prisonnier des français à Amboise de 1947 à 1852, il est libéré après l’engagement par serment de ne plus rentrer en Algérie française ; il choisit de s’installer à Damas où il s’impose comme Figure de l’autorité spirituelle et morale, allant jusqu’à sauver du massacre des chrétiens persécutés.

L’évolution et le rôle de l'Islam en Algérie indépendante

J’en dirai plus sur cette Figure dans une étude en préparation. Revenons à la question initiale de l’évo -lution et du rôle de l'Islam en Algérie indépendante. Aucun chef d’Etat, aucun ministre, aucun ‘âlim magh -rébin n’a ouvert les champs de connaissances préalables à toute politique de la langue et de la religion dans l’espace géohistorique maghrébin. Il y a eu dans chaque pays des réformistes plus ou moins fidèles ou engagés dans la ligne de Muhammad ‘Abdou. Tous sont malékites, ignorant comme leurs confrères ailleurs, le pluralisme doctrinal et intellectuel de l’islam classique jusqu’au 13e siècle. Je pense notamment à Allal al-Fasi, au Cheikh Ben Badis et à Tahar ben Achour. Au-delà de l’exemple maghrébin, on peut éten -dre ces constats, du moins pour l’islam extérieur à la logosphère arabophone, à tous les pays musulmans, y compris la Turquie malgré l’intervention iconoclaste d’Atatürk. L’islam est traité a priori comme un donné religieux sacré et à grand pouvoir de sacralisation et de légitimation de l’action politique salvatrice même quand il est réduit à ses expressions rituelles les plus mécanisées . On fait prévaloir la quête traditionnelle du Salut sur la volonté lucide d’inscrire les cinq pays maghrébins dans l’histoire transnationale du monde. On voit d’emblée les présupposés idéologiques nombreux d’une telle option, hors de toute interrogation historique, doctrinale, exégétique quand les textes fondateurs sont invoqués rituellement en toutes circonstances. Il est loisible à chacun de vérifier à quel point toutes les formes les plus courantes d’expression de l’islam contemporain même dans les sociétés occidentales, sont dominées par des constructions anachroniques et projectives vers un passé imaginé et rarement soumis aux vérifications scientifiques et réflexives.

Durant son trop bref passage au ministère de l’éducation nationale sous le règne de Boumediene, Mos -tafa Lachref a fait clairement entendre sa voix politiquement, intellectuellement et scientifiquement respectée en Algérie. Il a tenté d’alerter les décideurs et l’opinion publique sur les conditions préalables à tou -te arabisation féconde dans la nouvelle société algérienne en voie d’émergence. Ses observations critiques dans les années 1970 s’appliquent encore point par point aux usages des Etats voisins. Que n’a-t-il fait là ! Désacraliser la langue du Coran, jeter des doutes sur sa capacité à gérer de la meilleure façon le passé et l’avenir non seulement de l’Algérie, mais de la condition humaine, comme le proclament encore les « soldats de Dieu » face aux ennemis de toutes origines et aux prétentions contraires. En Algérie, de telles positions ont alimenté une trop longue et tragique guerre civile dont la généalogie historique, doctrinale et politique n’est pas encore inscrite dans les programmes des chercheurs. La concorde civile prônée par le président Bouteflika est une nécessité urgente ; mais elle ne dispensera jamais les historiens de s’emparer d’une telle déchirure sociale, culturelle, politique et historique, venue ajouter ses désastres humains et matériels à ceux de la guerre dite de libération, non encore intégrés et collectivement assumés dans une histoire archéologique de la conscience nationale.

J’appelle histoire archéologique d’une conscience nationale algérienne qu’on ne peut dissocier de l’anthropo-histoire de la conscience maghrébine telle que je la retravaille, une généalogie ascendante de toutes les forces en travail dans l’espace « maghrébin » depuis la haute antiquité et l’antiquité tardive. Celle-ci a une importance exceptionnelle, car elle précède et conditionne l’émergence de l’islam dans l’espace par -ticulier du Croissant fertile s’étendant du Hijâz remontant jusqu’à la frontière actuelle syro-irako-turque et redescendant par l’Ouest iranien jusqu’au Golfe arabo-iranien. Car le Maghreb actuel qui lie son destin historique au seul Modèle de Médine exploité par l’imaginaire islamique commun des années 1945-2009, ne s’est pas plus interrogé que le Moyen-Orient arabo-irano-turc sur les liens entre les cultures du Croissant fertile et les premières articulations du fait islamique. On aura une idée de ce que je vise ici en plongeant dans les beaux travaux de Peter Brown et Thomas Roemer en particulier sur l’espace et la vision historique élargi qu’une pensée maghrébine critique doit absolument prendre en charge. On découvrira alors que la vraie libération est processus historique continu ; même les discontinuités qui ont marqué notamment le parcours de la pensée islamique d’expression arabe, n’abolissent pas les lignes de crête des combats de l’es -prit pour une plus grande et plus authentique émancipation de la condition humaine. C’est cette ligne de crête propre à l’espace « maghrébin » qu’il est urgent d’identifier pour s’y tenir sans laisser les discontinuités abolir chaque fois par l’oubli prescrit, instrumentalisé par des groupes d’activistes sans conscience historique.

La vraie libération reste encore à repenser radicalement et à conquérir par les futures générations enfin délivrées de la terreur, du dogmatisme oppresseur, des expressions dévoyées de la « foi » dont le statut intellectuel et spirituel est différent de celui des systèmes de croyances et de non croyances dépendants des constructions sociales de la réalité, de la vérité, des valeurs et des légitimités. L’historien décomptera les générations sacrifiées au Maghreb et ailleurs dans le Monde par la prolifération des « Etats voyous » pas eulement là où l’ex président les désignait. L’historien n’a pas à dresser la liste des Etats voyous et celle des Etats vertueux ; son rôle est d’identifier clairement les tragédies humaines, les échecs historiques retentissants, les écroulements soudains des Empires, des Royaumes, des patrimoines programmés dans des systèmes religieux de croyances et de non croyances, dans les systèmes de pensée théologiques et philosphiques, et surtout dans des idéologies totalitaires données à comprendre, à vivre et à défendre comme des voies de connaissance suprême et de conduite idéale et salvatrice. J’appelle cette recherche et cette quête d’intelligibilité anthropo-historique et philosophique, l’histoire réflexive de l’esprit humain.

Je m’en tiendrai à ces observations rapides dans ce court exposé. Je reviendrai dans une étude plus fou -illée sur des thèmes très importants à peine esquissés ici. J’insisterai sur l’urgence pour l’ensemble des Etats-nations maghrébins de passer des régimes autoritaires méprisants pour les peuples, tout en répétant qu’ils protègent et enrichissent leur droit à l’exercice plénier de leur souveraineté politique, au régime singulier de la légitimité démocratique librement débattue, contestée, défendue, protégée par l’ensemble des citoyens membres à part entière des sociétés civiles encore en gestation. La naissance d’un tel Maghreb prendra d’autant plus de retard que les Partis-Etats toujours en place continueront à manipuler les mécanismes formels de démocraties sans démocrates, c’est-à-dire hors de toute culture démocratique inaugurée à Athènes avec l’interrogation et le débat philosophique. Or la pratique philosophique du débat a été abolie par les théologiens juristes après l’intervention d’Ibn Rushd comme opposant combien autorisé d’al-Ghazâlî. Dans le Maghreb indépendant, il y a eu des ministres qui ont accepté d’entériner la casuistique dérisoire des juristes au détriment d’une réactivation de l’attitude philosophique, plate-forme intellectuelle de ce que j’ai moi-même revivifié dans ma thèse sur L’humanisme arabe au 4e-10e siècle, 3e éd. Vrin 2005.


1) Texte élargi d’une conférence donnée à Paris le 2 mars 2009 dans le cadre de l'association Planet DZ

2) Il y a un grand nombre de prétendants à la Réforme de l’islam actuel. Pour plus d’informations, voir Mohammed Haddad, ‘Abdu, un siècle après. Une réforme religieuse en Islam est-elle possible ?, à paraître chez Albin Michel. Je participe moi-même aux débats et recherches en cours dans un monde musulman effervescent ; voir une bibliographie dans Pour sortir des clôtures dogmatiques, Grancher 2007 et dans Islam : to Reform or to Subvert ? Londres 2006.

3) Voir M. Arkoun, Naqd al-‘aql al-islâmî, Dâr al-Talî ‘a, Beytrouth 2009.

4) Takhlîs al-ibrîz fi-l-rihla ilâ bârîs, traduit et annoté par le regretté Anouar Louca

Source : Planet DZ - Arkoun 2009